3 minutes avec Laura Kasischke, À Suspicious River 

De son Michigan natal, l’écrivaine contemporaine américaine, Laura Kasischke nous livre des histoires étranges, fascinantes toujours dérangeantes. Derrière les maisons, les fenêtres si sobres et si calmes des banlieues nord-américaines, il y a des intrigues noires, troublantes, inquiétantes, à l’image de la Suspicious River. Cette dernière est la rivière qui ondoie tout au long du roman que le billet vous soumet cette semaine.

Leila, personnage principal de cette terrible histoire, a peur de cette rivière tout comme les habitants de cette petite ville. Mais ces flots ne sonnent-ils pas l’hallali : À Suspicious River (nom également de la cité), la violence des hommes est sans limites, comme l’eau. La Suspicious River pourrait bien être le dernier abri d’une femme dans le vague mouvement de la survie…

HSV

La noirceur de cette eau et la façon dont Millie la fixait des yeux me rappelèrent le jeu électrique de questions-réponses que chaque enfant possédait quand j’étais gamine. La Réponse trop vague, essaie encore, qui ne manquait jamais d’apparaître sur la surface noire comme de l’encre.

Parce que l’humidité faisait frisotter les cheveux noirs de Millie, ils avaient l’air de gonfler, si bien que Millie, en contraste, semblait toute petite, ratatinée comme un vieux pétunia. Mais aujourd’hui, ses cheveux étaient aussi lisses que du plastique. Un nouveau produit, me suis-je dit. Du gel, de la mousse, nouveau shampoing, quelque chose de doux dans un tube bleu avait changé Millie d’un jour à l’autre.

« Salut, m’a-t-elle dit, la bouche pleine de fumée.

    • Salut. »

    La rivière sentait les herbes aquatiques vert noir et un cygne passa devant nous. Un autre cygne, tout seul sur la rive, a soulevé ses ailes avant de les rabattre et de se secouer ; puis il a recommencé à lever les ailes en tremblant. On aurait dit une belle femme se parlant à elle-même, qui répétait un discours, en l’articulant sans toutefois émettre aucun son. Le soleil laissait planer un ruban sur l’eau. Comme un fragile frisson de lumière.

    « Bon sang ! Quelle sale journée ! » a dit Millie.

    L’œil orange de la cigarette s’est embrasé quand elle a aspiré et je me suis assise dans un transat à côté d’elle ; j’ai regardé le visage de Millie. C’était un joli visage, mais les yeux pâles s’y perdaient. Ses longues dents étaient pointues comme celles d’un animal, et aussi dures. Elle secoua sa chevelure nouvellement lissée.

    « Mrs Briggs est venue me casser les pieds parce que j’ai oublié de faire signer le reçu de la carte Visa à un type, il y a deux mois.

      • Elle vient juste de s’en apercevoir ?

      • Je crois que oui, a dit Millie en haussant les épaules. La banque lui a renvoyé le reçu hier. »

      Millie a soupiré, tout en fumant et en regardant vers l’autre rive, qui n’était qui buissons et brindilles, un va-et-vient régulier de branches minces et blanches. De temps à autre, un corbeau s’envolait. Ou bien un faucon décrivait des cercles au-dessus de ce néant, plongeant lentement en spirale vers la terre, à la recherche d’une créature morte ou trop fragile.

      « Ah Leila, y a un gars qui a demandé après toi. »

      Elle regarda ailleurs en me disant cela. Vers la rivière, de nouveau.

      Laura Kasischke, À Suspicious River, Le livre de Poche, p.100

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